Elsa  par Mireille Chiron & Annie Montagnat

(Lire des mêmes auteurs : "Entournure ou les Amazoriens" 2004 / "Petit mensonge" 2005 / " Tout un poème" 2006  )

 

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Paris, le 14 mars 2006,

 

Madame,

 

C’est le cœur serré et avec beaucoup d’appréhension que je prends la plume aujourd’hui. J’ignore si vous attendiez ou redoutiez de recevoir un jour un tel message. Vous l’avez probablement deviné, je suis l’enfant que vous avez abandonné il y a maintenant 28 ans. Peut-être au contraire m’avez-vous complètement effacée de votre esprit. Jusqu’à présent je ne me suis guère souciée de vous non plus, mon enfance et ma jeunesse ayant été des plus « normales ».

Mais depuis le jour où j’ai moi-même donné la vie, j’ai su qu’il me fallait vous chercher et comprendre comment cela nous était arrivé. On ne m’a jamais caché que j’étais née sous X.

Je m’appelle Elsa Tronchet, je suis brune, cheveux bouclés, yeux verts, un mètre soixante-huit. Je suis mariée depuis 3 ans avec Philippe Jouve, et nous avons une petite Pauline âgée de 6 mois. Chaque fois que je la prends dans mes bras, que je la serre contre moi, je ressens dans ma chair la puissance et la chaleur de notre lien.

Je m’imagine qu’il nous a manqué, à vous comme à moi, cette relation fondamentale. Peut-être avez-vous d’autres enfants, par contre je n’ai qu’une mère. J’aimerais vous voir au moins une fois, seule à seule, il me semble que cela me suffirait.

Je vous laisse mes coordonnées, pour moi ce serait une grande joie si vous acceptiez de me rencontrer. J’attends un signe de votre part.

 

                                                                  Elsa

 

 

L’œil collé au judas, Catherine se morigène intérieurement :

« Faut qu’j’arrête de faire les cent  pas entre ce maudit judas et la fenêtre de la cuisine … le rendez-vous c’est pour le thé, vers 17 heures,  restons zen jusque là. Cette agitation, est-ce de la curiosité, de la peur, de la joie, de la honte, de la colère, ou tout ça à la fois ? En trois semaines je n’ai pas réussi à décider de la conduite à tenir.

Dire toute la vérité, c’est ce qu’elle attend sans doute. Mais peut-on vraiment dire à sa fille qu’on l’a conçue par intérêt, sans état d’âme ? c’est pourtant ce qui s’est passé : j’étais jeune et ambitieuse, je voulais absolument grimper rapidement les échelons dans la boîte, et j’ai cru qu’en séduisant Dubourdon et en le mettant devant le fait accompli je serais riche pour le restant de mes jours. La réalité a même dépassé mes espérances. Ce brave Dubourdon, informé de ma grossesse, m’a proposé un appartement et une très grosse somme d’argent contre mon silence et le fait qu’il ne reconnaîtrait pas l’enfant et ne s’en occuperait jamais. Il a ensuite disparu sans laisser d’adresse à bord de son voilier. C’était le projet qu’il caressait secrètement depuis des lustres. Dès lors, étant arrivée à mes fins,  n’ayant plus le père sur le dos, et bien décidée à profiter au maximum de cette aisance nouvellement acquise, j’ai aussitôt décidé d’abandonner l’enfant à la naissance. L’instinct maternel ne m’avait même pas effleurée. Ma vie a été ensuite telle que je l’avais rêvée, sans contraintes et bien intégrée dans le milieu qui me convenait, tout de loisirs, de plaisirs et d’apparence,  jusqu’au jour où j’ai rencontré Olivier.

Pianiste chez Régis, il m’a tout de suite émue, moi qui me croyais de marbre. Je l’ai laissé s’installer dans ma vie, et c’était bon. Quelques mois plus tard nous avions déjà des projets de famille, car il avait un très grand désir d’enfant, auquel j’ai adhéré tout de suite. A 37 ans c’était le moment ou jamais.

Ce furent là les sept années bénies de ma vie, qui sont passées comme l’éclair. La naissance de Paul, ses progrès quotidiens, notre vie fusionnelle à trois. Jusqu’à l’accident. Paul dans le coma pendant plusieurs mois, nous deux nous déchirant à son chevet en nous accusant mutuellement de défaillance et d’irresponsabilité. Et la mort qui me laissa écorchée et sans forces, et qui fit fuir Olivier définitivement.

Puis ce fut l’horreur : des années de dépression. La psychothérapie m’a ensuite fait revivre et analyser tout ce que j’avais consciencieusement enfoui. Paradoxe : avoir un enfant vivant quelque-part que l’on a rejeté, et un enfant mort qui ne veut pas disparaître… Pourrais-je expliquer cela à ma fille ?

Et il y a trois semaines, cette lettre, enfin ! Quel choc ! à la fois un bonheur inespéré et une nouvelle responsabilité. Des questionnements sans fin sur notre rencontre possible, puis ma réponse un peu intempestive, pourquoi ? Je n’arrive pas en tout cas à la regretter.

Dire toute la vérité serait cruel, mais mentir est-il souhaitable, et même seulement envisageable ? J’ai quelquefois l’impression que tout le monde peut lire mon histoire sur mon visage. J’imagine dans les regards tantôt de la réprobation, tantôt de la compassion. Exactement ce que j’éprouve pour moi-même.

Quelle autre possibilité que de dire la vérité ? inventer de toutes pièces  ou édulcorer ?

Je pourrais avoir été séduite  et abandonnée par un  garçon sans scrupules et mise à la porte par mes parents, l’histoire classique… mais c’est un peu facile, je n’ai pas envie de jouer les victimes, et de plus il faudrait que je trouve une suite plausible.

Il serait plus simple de transformer un peu la vérité. Par exemple, ne pas dire que la grossesse était volontaire, ne pas parler de l’argent, inventer une grosse dépression après le départ et la disparition de Dudu. »

 

Catherine, la  tête en ébullition, se sert une petite chartreuse pour se remonter. Elle se poste pour la énième fois devant la fenêtre de la cuisine et chaque fois qu’elle voit une jeune femme entrer dans l’immeuble, elle se précipite devant son judas, tétanisée, en se disant pour se rassurer qu’elle pourra toujours ne pas ouvrir.

 

« Si je ne veux pas mentir, comment parler de cette femme que j’étais mais qui n’existe plus ? » 

 

Le coup de sonnette surprit Catherine en pleine introspection. Tandis que ses raisonnements perdaient instantanément toute leur substance, elle se trouva paralysée devant la porte. La sonnette insista plusieurs fois, faisant place chaque fois à un  silence qui devenait palpable. Enfin une voix décidée et douce :

« Madame, je suis Elsa. Si vous êtes là, n’ayez pas peur. Je ne veux rien savoir du passé. Vous n’avez rien à raconter, je voudrais juste vous voir, s’il vous plaît… »

 

Le bruit du verrou résonna et Catherine, sentant fuir ses dernières forces, ouvrit timidement la porte en grand dans un sursaut de volonté.

 

C’est le sourire lumineux d’Elsa qui l’apaisa enfin.

 

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