Un couple parfait par Emmanuelle Boisard |
(Lire du même auteur : " La mystérieuse" 2004 / "L'enfant'ment" 2005 / "Charlie" 2007 /voir aussi "Aux frontières du concours")
Yannick et
Sophie, c’est le genre de couple qu’on déteste quand on est célibataire et
à qui on veut ressembler quand on ne l’est pas. Yannick et Sophie, ce sont
deux prénoms indissociables, ceux qui nous sortent de la bouche l’un après
l’autre sans hésitation, comme on récite un poème. Yannick et Sophie
c’est un amour solide et éternel, du genre que rien ni personne ne peut ébranler.
Yannick et Sophie, tout leur réussit, et quand ils veulent quelque chose, ils
l’obtiennent toujours. Yannick et Sophie si on est honnête, c’est le genre
de personnes qu’on envie au point de leur souhaiter une tuile, au moins une
fois dans leur vie.
Yannick
a monté sa boîte il y a de longues années maintenant, et cela ne marche pas
trop mal. Cela leur a en tout cas permis de mettre assez d’argent de côté
pour s’acheter un quatre pièces à Paris dans le XVIIème, leur quartier préféré
puisque c’est là qu’ils se sont rencontrés.
Sophie
avait tout juste vingt ans ; elle travaillait comme serveuse dans un café
le soir et le week end pour se payer ses études de commerce. Yannick avait
l’habitude d’aller y prendre l’apéro tous les soirs, et un café les
matins de week end. Il ne leur avait pas fallu beaucoup de temps pour se
remarquer ni pour se plaire. Ils s’étaient mis ensemble, avec cet air d’évidence
que seul l’amour permet, malgré une grande différence d’âge de plus de
dix ans qui ne choquait plus personne.
Aujourd’hui,
treize novembre c’est leur huitième anniversaire de mariage; et Sophie lui a
préparé une surprise.
Cela
fait un mois qu’elle y pense. Comme Sophie a horreur que quelque chose puisse
lui échapper ; elle a prévu tout jusque dans le moindre détail afin que
cette soirée soit absolument inoubliable.
L’appartement
a cette odeur caractéristique et indescriptible dont seul Sophie connaît la
recette. C’est le parfum des grandes occasions ; un mélange d’eau de
javel, de cire; et d’autres produits ménagers que Sophie achète dans son
magasin préféré de produits bio près de la rue du commerce.
Sophie
s’est levée à sept heures alors que Yannick partait. Il avait une longue
journée devant lui mais il avait promis de rentrer plus tôt qu’à
l’habitude.
Après
avoir rangé la table du petit déjeuner, elle s’est mise au travail. Elle a
commencé par récurer la salle de bains et les toilettes si vigoureusement
qu’on aurait pu lécher le sol. Elle a fait les poussières dans le salon
jusqu’à aller nettoyer les dessous de chaises que personne ne voit jamais.
Elle a ciré le parquet des deux pièces principales si bien qu’il faut garder
ses chaussures pour ne pas risquer de tomber à la renverse. Et pour finir, elle
a rangé la chambre et changé les draps du lit. Elle espère secrètement que
la soirée va se finir par un long câlin et elle a horreur de vivre ça dans
des draps sales.
Elle
a ensuite passé une bonne partie de l’après-midi à cuisiner le plat préféré
de Yannick en écoutant le dernier disque d’Emily Loizeau qu’il venait de
lui offrir. En chantonnant les mélodies, elle s’est remémoré leur
rencontre, et depuis, toutes ces petites histoires qui font de la leur quelque
chose de si unique et de si enviable.
Elle
a acheté le vin dans un magasin Nicolas comme d’habitude, car là au moins,
le vendeur peut la conseiller, elle qui n’y connaît rien. Mais elle a été
un peu contrariée car le vendeur qu’elle connaît et en qui elle a confiance
était absent aujourd’hui. Elle espère donc que celui qui l’a conseillée
lui a fait faire le bon choix.
Sophie
ne supporte pas que Yannick puisse lui reprocher quoi que ce soit.
Elle
ira chercher le gâteau à dix-huit heures, la boulangère lui a promis qu’il
serait prêt. Yannick adore les fraisiers mais ce n’est pas l’époque des
fraises alors Sophie ne peut s’empêcher d’être un peu inquiète. Peut être
aurait-elle dû choisir un gâteau plus simple, au chocolat par exemple, parce
que le chocolat, ça n’a pas de saison. Pour arrêter d’y penser, elle
retourne dans la cuisine et vérifie méticuleusement qu’elle a bien tout ce
qu’il faut pour ce soir. Le thermostat du four n’a pas bougé et cependant
elle va vérifier qu’il est bien à la bonne température. Il faut que tout
soit prêt quand Yannick rentrera.
Il
a promis d’être là à dix-neuf heures pétantes. Avec Sophie, il n’est pas
question d’à peu près, toute sa vie est minutée et Yannick a appris à
vivre avec ce petit défaut qui l’amuse.
Il
est six heures moins dix. Sophie enfile son manteau, attrape son parapluie, car
il s’est mis à pleuvoir, et part à la boulangerie. Il faut moins de dix
minutes pour y arriver mais à cette heure, il risque d’y avoir la queue. A
six heures douze exactement, elle est de retour. Son manteau dégoulinant a
laissé des traces dans l’entrée ; aussi, s’empresse-t-elle de tout
essuyer. Plus que quarante-trois minutes et Yannick sera là...
Tout
excitée en songeant à la tête qu’il va faire en rentrant, elle met la table
en sifflotant cet air d’Emily qu’il aime tant. Elle sort l’argenterie pour
l’occasion ; et le service que sa belle-mère leur a offert pour leur
mariage. Bien au milieu, elle installe des bougies, parfaitement assorties au
reste de la table. La nappe est impeccable. Tout est prêt.
Il
est sept heures moins cinq. Yannick doit être dans le garage à l’heure
qu’il est, ou si ça se trouve, déjà dans le hall d’entrée.
Sophie
allume les bougies. Il fait nuit dehors, et les flammes se reflètent dans la
fenêtre au-dessus de la cheminée. Sophie regarde la scène et pousse un soupir
de satisfaction.
Elle
se retourne et va s’asseoir dans le fauteuil Louis XV que son grand-père lui
a légué. Elle ouvre machinalement un magazine. En général, cela la calme.
Yannick a un travail très prenant et c’est lui qui ramène l’argent à la
maison. En parfait mari, il ne lui a jamais reproché de ne pas travailler ni de
dépenser son argent comme elle le voulait. Alors, non, pas question de lui dire
quoi que ce soit quand il rentrera, même s’il a quelques minutes de retard.
Et
puis, il va être tellement content quand elle lui annoncera la bonne nouvelle.
Ca fait huit ans qu’il attend ce moment, elle se souvient parfaitement son
regard quand le prêtre avait parlé de fonder une famille. Il s’était tourné
vers elle avec des yeux suppliants et elle n’avait pu s’empêcher d’en
ressentir un frisson assez désagréable. Elle n’avait jamais voulu
d’enfant, ça abîmait le corps, ça sentait mauvais, ça pleurait tout le
temps, ça salissait tout, et ça prenait trop de place. Déjà qu’une journée
n’a que vingt-quatre heures avec tant à faire, quand aurait-elle trouvé le
temps de s’occuper d’un enfant ?
Mais
à présent que la trentaine la guettait, elle avait ressenti un besoin incompréhensible
mais pressant de se reproduire et elle avait décidé d’être enfin maman.
Elle avait arrêté la pilule en cachette, et le miracle s’était produit.
Elle
s’imagine dans quelques mois, assise dans ce même fauteuil avec un bambin sur
les genoux, et cette image, qui l’a si souvent effrayée, la fait sourire aux
anges. Elle se laisse bercer plusieurs minutes par cette idée, se caressant le
ventre, et cela l’aide à ne pas penser au temps qui file.
Yannick
a pris la moto aujourd’hui pour être sûr d’arriver à l’heure pour dîner.
C’est leur anniversaire de mariage et il s’attend bien à ce que Sophie lui
ait préparé une surprise. Il en a même eu la certitude ce matin en allant
l’embrasser avant de partir. Son œil d’expert ne le trompe jamais. En lui
faisant promettre de rentrer à dix-neuf heures, Sophie a eu cet air coquin qui
ne sait pas garder un secret. Aussi, il ne va pas la décevoir.
Il
partira tôt du boulot car il veut passer chez le bijoutier récupérer le
collier de perles qu’il a commandé. Il a choisi un collier de perles car
Sophie est sa perle rare, celle que certains attendent tout au long de leur vie
sans jamais la trouver et il veut la remercier d’être là. Yannick se sent
vieillir et il aimerait que Sophie accepte de lui donner un enfant. Mais il a
fini par cesser d’espérer et se contentera désormais de leur amour, qui,
somme toute, est déjà d’une valeur inespérée.
A
six heures trente, il sort du bureau mais voyant qu’il pleut des cordes, il décide
d’attendre un peu que ça se calme. Il n’enjambe donc sa moto qu’à sept
heures moins cinq, tant pis il sera en retard. Il vaut mieux être prudent avec
les chauffards parisiens, qui sont bien plus dangereux encore quand il a
plu…En temps normal, il prend les petites rues mais étant donnée l’heure,
il vaudrait mieux passer par le périphérique… Sauf que dans ce cas, il ne
passera pas devant la bijouterie… Tant pis, il fera le détour…
Il
hésite quelques secondes, puis se décide, et s’engage de justesse sur le périphérique.
Un
coup retentit, c’est l’horloge de l’entrée qui sonne. Cela sort Sophie de
sa rêverie en la faisant sursauter: il est maintenant sept heures et demie.
Inquiète, elle sent monter une terrible angoisse empreinte d’une certitude :
il est arrivé quelque chose à Yannick.
Elle
regarde sur la table les bougies qui sont en train de se consumer. Elle s’en
approche et souffle énergiquement pour les éteindre.
Au
même moment, porte de Clichy, un homme rend son dernier souffle.
Huit minutes plus tard, Sophie entend des pas dans l’escalier. Elle retient sa respiration, marche à pas de loup vers la porte d’entrée et pose son oreille contre la porte. Puis, elle regarde à travers le judas pour s’assurer que c’est bien lui.
Bien
qu’il salisse l’entrée et qu’il soit en retard, Sophie est si rassurée
de le voir arriver qu’elle lui saute au cou et ne lui reproche rien.
Yannick
feint la surprise en entrant dans le salon.
La
soirée se passe et se finit exactement comme elle l’avait prévu.
Le
lendemain, comme tous les samedis matin, Yannick et Sophie prennent leur café
au lit en écoutant la radio. Sophie est particulièrement de bonne humeur et câline
ce matin.
Soudain,
Yannick la repousse: « … appel à témoins…. contacter la police…. vers
dix-neuf heures hier soir… porte de Clichy….évitant une moto qui lui a coupé
la route, une voiture … s’encastrer violemment….à cause de la chaussée
glissante…les secours…pas pu le réanimer…. le conducteur Monsieur X,
laisse derrière lui…. de cinq et deux ans…»
Sophie
se lève et coupe la radio d’un geste déterminé.
Elle
revient se blottir contre lui, cet homme invincible et si parfait, qui, elle en
est sûre, va lui apporter pour de longues années encore un confort matériel
et affectif que tout le monde jalouse. «Papa, lui dit-elle en l’embrassant,
tu vas être papa». Yannick, essayant de dissimuler son trouble, la serre très
fort contre lui.