Secret de Famille

                                           par   Claude Mounier   3ème Prix

 

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    -         Approche… Plus près, tu vois bien que je n’ai plus de force. Remonte l’oreiller.  Encore. Mais que tu es empoté ! Tu l’as toujours été! Ta mère n’a jamais voulu l’admettre, mais c’est pourtant vrai ….Tu tiens d’elle, pas de moi. Enfin…Laisse moi, maintenant, je suis fatigué.

     -         Mais si, je t’aime. Tout de suite les grands mots. Je suis en train de passer, je le sais, tu le sais, on peut conjuguer encore, mais tu n’es pas obligé de faire cette mine d’enterrement! Ce n’est qu’un jeu de mots, ne te mets pas à pleurer.

     -         Tu sais, quand tu es arrivé, j’avais déjà 45 ans. C’est déjà un peu tard pour s’attendrir, pour partager. C’est peut-être à cause de ça…Mais ta mère voulait tellement un enfant…Je n’avais pas le droit de lui refuser. Et puis elle a insisté, insisté. C’était lancinant. J’ai cédé. Et tu es arrivé chez nous.

     -         Mais si, j’étais content d’avoir un fils. Bien sûr. Mais elle n’a jamais voulu que je m’occupe de toi. Enfin, pas réellement. J’aurais pu t’apprendre à jouer au foot,  à nager dans le lac, à bricoler ; non, trop dangereux, trop salissant, trop tôt, trop tard .

     -         Mais non, je ne dis pas de mal de ta mère, tu m’agaces. C’était une femme dévouée, bonne mère, bonne ménagère. Elle avait le sens du devoir, quand elle disait « Il faut que « elle le pensait vraiment et en plus, pas moyen d’y échapper, il fallait y passer, et en avant pour le ménage, les courses, les visites dans la belle-famille, les coups de téléphone de politesse !

     -         Oui, je m’énerve, qu’est ce que tu crois, vingt ans d’obligations, jamais de plaisir pour le plaisir, il faut que, il ne faut pas que, imprévu zéro, pas une boucle qui dépasse, pas un grain de poussière, et si je tentais de mettre un minimum de piment, une invitation, une sortie imprévue,  ça la stressait tellement que je n’insistais pas…

     -         Alors oui, tu as raison, je dis du mal de ta mère , c’était une sainte femme mais une sacrée emmerdeuse. Là, tu es content ! Tu vas encore pleurer ?

     -         Arrête un peu. Tu ne t’en doutais pas ? Elle t’a éduqué comme elle, frileux, ne sachant pas voir la réalité, un mari doit aimer sa femme, une femme doit aimer son mari, un fils doit aimer son père, un père doit aimer son fils…J’aurais bien voulu, mais je n’ai pas pu …..

     -         Mais je n’ai pas dit ça. Tu comprends mal. J’ai juste voulu dire que je n’avais pas pu t’entourer autant que je le voulais. Quand elle t’a emmené chez nous, tu étais si fragile, si démuni, si laid aussi. Tu n’avais que deux dents, tu bavais, tu braillais tant et plus. Et pourtant j’ai ressenti une énorme tendresse, contrairement à tout ce que j’avais prévu. Je voulais faire plaisir à ta mère, et je me suis retrouvé piégé dans une affection qui me dépassait largement. Même tes pleurs, tes colères, parfois ton rejet, je les ai acceptés. Un temps. Tu n’as jamais voulu rester dans mes bras. Pourquoi ? Je ne sais pas. Avais-tu eu des expériences difficiles avant ? Avais-tu tout simplement peur ? Je ne l’ai jamais su.

     -         Peut-être ta mère était-elle trop possessive, peut-être a-t-elle tout fait pour nous séparer ou plutôt pour qu’on ne se rapproche pas. Je ne le saurai jamais, et ça n’a plus d’importance maintenant. Le rendez-vous a été manqué. Des deux côtés, n’est ce pas ? Non, ne répond pas, peu importe. Je préfère rester avec mes certitudes, j’ai moins de regrets si je pense que tu ne m’as jamais vraiment aimé autrement que par obligation. « Il faut aimer ton père, tu sais. » « Mais pourquoi ? » « Parce que c’est ton père. » . Je crois l’entendre, sûre de détenir la vérité, de tout comprendre sur tout, à ce qui se passe entre les parents et les enfants, les pères et les fils, toi et moi. Elle était …toxique, tu sais….

     -         Je n’ai pas vraiment dormi. Ce sont juste les médicaments qui me fatiguent.

     -         Non, tu n’es pas une anomalie de la nature. Si tu avais des dents en arrivant à la maison…Mais pourquoi veux tu absolument que je te le dise ? Tu le sais, n’est ce pas ? C’est vrai, ta mère ne pouvait pas avoir d’enfants. Ou peut être moi. Nous ne pouvions pas avoir d’enfants. Nous avons attendu 5 ans, nous avons essayé tous les traitements. Mais il y en avait peu à l’époque. Ta mère ne vivait plus que pour ça, c’était une obsession. Non, moi j’étais plus réticent. Je t’ai déjà dit que mon désir d’enfants n’existait pas vraiment. C’est pour elle que j’ai accepté. Eh oui, tu vois, moi aussi je sais me créer des obligations, pas la peine de sourire. Malgré tout, ta mère je l’aimais quand même un peu, en tous cas à cette époque.

     -         Au bout de cinq ans, nous avons pris la décision d’adopter. De t’adopter. De qui croyais tu tenir ces cheveux roux ? Oui, je suis brutal ! Comment veux tu que je te le dise, au bout de trente-cinq ans ?  A l’époque, Ste  Molto n’était pas encore passée par là et c’était plutôt considéré comme une protection pour l’enfant. Et oui, c’est comme ça. Ne te détourne pas, tu as le droit de pleurer.

    -         De quoi m’en veux-tu ? De t’avoir adopté ou de ne pas te l’avoir dit ? Ou de te le dire maintenant ?Avant, je ne pouvais pas. Bébé, tu étais évidemment trop petit. Quand tu as su parler, les mots étaient trop compliqués à trouver. J’ai eu peur. Quand tu es allé à l’école, je n’ai pas voulu te perturber, tu explorais tant de choses neuves. Alors quand ? C’est à peu près à cette époque qu’on s’est éloigné de plus en plus. Je sais, ce n’est pas une excuse, mais que veux tu, je n’ai jamais pu me résoudre à dire à un gamin qui n’avait aucun élan pour moi : « Eh, petit, tu sais que tu es adopté ? » Où aurais pu trouver les trésors de tendresse pour te réconforter, pour t’assurer que c’était la meilleure chose qui me soit jamais arrivée alors que tu soupirais au bout d’une demi-heure passée en ma compagnie ?

     -         Je n’avais rien à t’offrir qui semble te convenir, tu n’avais rien à m’offrir non plus. Tous les partages que j’avais espérés, toute la complicité que j’attendais, tout ça était en direction de ta mère, pas de moi. Comment a-t-elle trouvé le bon chemin pour t’atteindre, comment suis-je à ce point passé à côté ?

     Un jour, j’ai bien cru avoir trouvé ton chemin. Tu avais seize ans, l’âge pourtant où la complicité n’est pas si facile. Tu avais une peine de cœur, une des premières, il faut dire que jeter ton dévolu sur la voisine, c’était un peu présomptueux. Mais je te comprends, elle avait des avantages…enfin, tu vois. Oui, tu vois encore, visiblement. Tu te souviens ? Elle avait les yeux presque dorés…Bref, tu t’étais fait jeter, peut-être traité de morveux, ce que tu étais d’ailleurs. Tu étais resté deux jours sans presque parler, tu avais l’air d’un chien battu, l’air d’un cocker qui a laissé traîner ses oreilles dans la gamelle et qui aimerait bien se débarrasser de la pâtée qui englue ses poils. Tu avais honte, quoi.  Tu te serais fait hacher menu plutôt que d’en parler à ta mère, et moi je ne comptais pas.

Un soir, ta mère a organisé une réunion Tupperware et elle nous a priés de déguerpir pour la soirée. Faut dire que la précédente…..quand tu avais renversé l’assiette de petits gâteaux…Je me suis toujours demandé si tu avais fait exprès. Non ? Tu es sûr ? Dommage.

On est allé à la pizzeria, on s’est goinfré avec ce qui était interdit à la maison pour cause de diététique. Il y a eu une sorte de connivence, la connivence des gens qui transgressent ensemble un interdit mineur avec un peu de honte et beaucoup de plaisir. Tu as enfin laissé tomber ton masque d’adolescent torturé, tu étais repu, tu trouvais que la vie a des bons côtés même  pour un laissé pour compte. Tu étais bien. Et on a parlé. J’ai à peine eu besoin de lancer la machine. Tout ce que tu ne pouvais pas dire à ta mère sur tes problèmes d’adolescent tu l’as abordé ce soir là. Oh, avec beaucoup de pudeur, je te rassure., tu n’as jamais été très exubérant. Ce soir là j’ai cru avoir trouvé le bon chemin. Je m’étais trompé. Nous n’avons plus jamais reparlé comme ça.

 Quand tu es parti en pension, j’ai su que plus jamais je ne pourrai renouer le fil. As-tu seulement compris à quel point j’étais demandeur, à quel point je souhaitais voir dans tes yeux la fierté de m’avoir comme père ? Peux-tu imaginer mon envie sans cesse réfrénée de te prendre dans mes bras, toi le grand dadais avec tes trois poils sur le menton que tu entretenais soigneusement ? Jamais je n’ai osé le faire. Trop peur de me faire rejeter ou regarder avec incompréhension. C’était sans doute trop tard. C’est quand tu étais bébé que j’aurais dû m’imposer comme père. La faute de ta mère ? …..Sans doute, mais la mienne surtout. Je crois que pour m’épargner quelques conflits, je suis passé à côté de la plus merveilleuse chose au monde.

 

C’est vrai ? Ne me ménage pas, je n’ai pas envie de partir sur un mensonge.

Serre ma main.

Mon fils.

 

 

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