2ème prix 2006 Sans prévenir par Raphaële Badel 2ème prix 2006 |
(Lire du même auteur : "Changement de voie" 5ème prix 2004 / "Il est tellement plus facile de fuir" 2005 )
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- 12 – 28 – 34 – 16 – 47. Et le numéro complémentaire… le numéro 7.
Je
regardais trois fois mon ticket les yeux grand ouverts. Même dans mes rêves
les plus fous, je n’avais jamais envisagé le moment de cette manière. On
imagine des hurlements, du champagne à flots, des appels à ceux qu’on aime.
Mais non. Pas de cris, pas d’embrassades, pas de larmes non plus… Je me
contentais de regarder la présentatrice au sourire « email diamant »
abasourdi, muet. La main frémissante, les yeux écarquillés, je regardais ce
petit billet désormais magique. 15 millions ! C’était bien ça ?
15 millions !!!
Lise
s’affairait en cuisine. Elle n’avait jamais compris mon penchant pour la
Française des Jeux. Elle me trouvait même complètement ridicule. Après
plusieurs discussions houleuses, on s’était promis de ne plus parler de ma
tendance bihebdomadaire au remplissage de grilles. « Fais bien ce que tu veux » m’avait-elle dit un jour. C’est
ainsi que jamais plus une parole ne fut prononcée à ce sujet entre nous… Ce
qui ne m’empêcha pas de continuer à cocher deux fois par semaine des années
durant.
Tremblant
et désarçonné, je manquai de me précipiter vers elle pour lui annoncer la
nouvelle. Je me retins. Réfléchir un peu. Me projeter. Imaginer ma vie future.
Je revis ma petite existence « normale », confortable certes, mais
pas insolente non plus. C’était décidé, je ne le dirais pas tout de suite. Taire
ce secret quelques temps me ferait le savourer davantage. Ma vie changerait à
jamais quand je révèlerais cette nouvelle. Tout s’accélérerait. La famille
transie, les amis plus nombreux que jamais, moi perdu au milieu. Il me fallait
me préparer un peu avant que tout devienne incontrôlable.
Aussi
commençai-je dès le lendemain par un plaisir jusque-là inaccessible : un MonteCristo
Especial. Je n’avais jamais été un
vrai fumeur, un « accro », un de ceux qui fument deux paquets par
jour. Mais un cigare de temps en temps, quel bonheur… Je le regardai et
l’humai des minutes durant. Je craquai même deux allumettes pour savourer
davantage encore cet instant. Le geste, le bruit qui l’accompagne, l’odeur
de soufre. Tout est absolument délectable dans l’acte d’allumer un cigare.
Cet
intermède cubain terminé, j’allai chez le petit libraire du quartier.
J’avais toujours particulièrement affectionné cette petite boutique sans prétention,
tellement à l’opposé des supermarchés culturels qui fleurissent ici et là.
J’errai des heures durant entre les étals de la petite échoppe : littérature
anglaise, policiers français, sciences humaines. Il y en avait pour tous les goûts.
Et je pourrais tout m’offrir à présent.
Annoncer
cette fortune soudaine et inespérée à Lise… Le moment devait être bien
choisi. Un dîner aux chandelles, un week-end dans le Sud, quelques mots doux
sur l’oreiller ? Quel avenir s’offrirait désormais à nous ? Et les
enfants ? Ils n’avaient plus vraiment besoin de nous, c’est vrai. C’était
d’ailleurs assez difficile, surtout pour leur maman. Mais que voulez-vous, on
passe sa vie à se donner corps et âmes, on veut que nos petits se sentent protégés,
aimés. Et puis un jour, ils partent, ils suivent leur chemin à leur tour. On
se retrouve à deux… La maison devient bien vide les soirs d’hiver. Et nous
bien tristes.
Je
décidai de me promener un peu en ville, de prendre le temps. J’avais même éteint
mon portable pour être tranquille. Je passais et repassais devant l’agence de
voyage de la place de l’Eglise. C’était ça la solution, emmener Lise en
vacances, comme ça, sans prévenir ! Elle en avait tant rêvé. Égypte,
Maldives, Antilles et même Australie, Nouvelle-Calédonie… On pouvait aller
partout ! Ou réunir la famille autour d’un bon repas tout simplement ?
Je rallumai mon téléphone. 3 messages. C’était bien rare que j’en aie
autant !
Le
premier était un message de François : « Salut
P’pa, juste pour vous rappeler qu’on arrive demain avec Claire, on dormira
sans doute à la maison, allez à demain, salut ! ».
Lise
ensuite ; « Coucou, je me demandais simplement où tu étais. J’ai eu François ce
matin, ils viennent passer la soirée avec nous demain, je pars faire quelques
courses, je ne serai peut-être pas là quand tu rentres, à plus tard, je
t’embrasse ».
Je
reconnus tout de suite le ton glacial et impersonnel du message qui suivait :
« Bonjour Monsieur Bertaut, c’est le Docteur Bertillac à l’appareil,
pourriez-vous me rappeler quand vous aurez ce message, merci, à bientôt ».
J’avais
vu le docteur Bertillac la semaine d’avant, un peu fatigué et souffrant
d’un mal de dos inhabituel. Il m’avait envoyé faire quelques analyses :
prise de sang, radio et autres échographies. « Rien
de grave » m’avait-il dit, « par
précaution ». Avec tous les événements de ces derniers jours, tout
cela m’était complètement sorti de la tête ! Mon cœur ne fit qu’un
bond. Quand un médecin souvent très occupé vous appelle en personne c’est
que, vraisemblablement, quelque chose ne va pas. Je le rappelai, il me fixa un
nouveau rendez-vous dès le lendemain. Cela n’augurait rien de meilleur me
sembla-t-il. Je ne dis rien à Lise. Décidément, je lui cachais en deux jours
plus de choses qu’en trente ans de vie commune.
Il
me reçut dans son cabinet feutré. Main tendue, bonjour franc, sourire entendu.
« Écoutez Monsieur Bertaut, je vais
tâcher d’être clair et direct. Les résultats des examens que vous avez passés
la semaine dernière ne sont pas bons. Votre taux de globules rouges est inférieur
à ce qu’il devrait être et votre échographie abdominale a décelé la présence
d’un carcinome hépatocellulaire dans votre foie. »
Je
regardais, muet, ses lèvres s’agiter.
« Un
quoi ? » murmurais-je
-
« Une tumeur cancéreuse ».
Ces
deux mots sonnèrent le glas de l’insouciance qui m’avait gagné ces dernières
heures. Il m’examina de nouveau, manipula ses nombreux instruments avec ce détachement
qu’ont souvent les médecins. Je le vis s’exécuter sans le regarder réellement.
J’errais dans un flou indescriptible. Je repensais à toutes les fois où j’étais
allé chez le docteur sans la moindre inquiétude, à l’excitation que ce type
de visite pouvait même me procurer enfant : le stéthoscope glacé sur mon
torse fluet, le marteau testant mes articulations, le tensiomètre serrant mon
bras fébrile.
Il
me prescrivit d’autres examens pour « en
savoir plus sur la typologie de mon cancer ». Can-cer.
Le mot était dit. J’interprétai ces paroles de la sorte : « Monsieur
Bertaut, nous allons vous examiner de nouveau pour voir si, oui ou non, vous êtes
foutu ». Il ne dit pas les choses ainsi bien sûr, mais c’est à peu
près ce que j’en retins. « Faible taux
de suspicion », « analyse des
marqueurs », « taux d’alpha-fétoprotéine »,
« biopsie »… Il essayait
de se rendre intelligible mais je peinais à suivre. Il me prit rendez-vous le
lundi suivant avec toute une série de spécialistes « tous plus compétents les uns que les autres »
m’assura-t-il.
Je
passai le week-end avec les miens. François me parut plus amoureux que jamais
de sa belle Claire, Lise était rayonnante. Elle ne cessait de esclaffer à
chaque plaisanterie, avec ce rire étincelant qui m’avait toujours plu chez
elle et qui n’avait pas changé depuis trente ans. Il ne manquait que Margot,
trop affairée à Paris pour pouvoir nous rejoindre.
J’avais
imaginé mille façons de leur annoncer la grande nouvelle : très
officiellement, portant un toast autour d’une coupe. Très simplement, comme
j’aurais pu annoncer la réparation imminente du grille-pain familial par
exemple. Mais non, il s’agissait à présent de leur dire que leur père et
mari était un cancéreux sans doute condamné, destiné à compter les semaines
lui restant à vivre. « Mais rassurez-vous, je suis multimillionnaire depuis mercredi ». La
situation n’était-elle pas cocasse, digne d’un Woody Allen ou autre réalisateur
à l’inspiration sans limites ? Je ne dis rien, ni de ma fortune ni de la
maladie. J’attendis avec autant d’angoisse que d’empressement ma visite à
l’hôpital.
J’y
rencontrai une multitude de médecins « tous
plus compétents les uns que les autres » en effet. Mais je ne compris
pas grand-chose à leurs déblatérations. L’essentiel fut qu’a
priori je n’étais pas opérable, la tumeur étant trop volumineuse pour
qu’une intervention soit envisageable. Ils me parlèrent pendant de longues
minutes d’« extension vasculaire »,
ce que je ne compris pas réellement mais classai dans la colonne des mauvaises
nouvelles, aux côtés de « tumeur », « cancer »
et « non opérable ».
Bref, dans la catégorie des « patients foutus » - vocable certes
moins scientifique mais beaucoup plus intelligible à mes yeux.
Avez-vous
déjà été confronté à la Maladie ? J’insiste, la Maladie. Cet état
caractérisé par un sentiment d’impuissance tellement absolu qui fait que,
quoi que vous fassiez, aussi fort que vous priiez si tel est votre refuge ou que
vous pleuriez si les larmes sont votre exutoire, rien n’est possible. Ecouter.
Espérer. Attendre. Je n’avais jamais songé à cela avant ce lundi 9 janvier,
16 heures. Évidemment on a tous connu dans notre entourage, même lointain, des
personnes malades, condamnées. Cela paraît atroce bien sûr, on les plaint, on
les pleure. On se dit qu’on a de la chance d’être en bonne santé, qu’il
faut chaque jour en être conscient. Mais vivre la maladie au quotidien, celle
d’un parent, d’un ami. La sienne. Est-ce seulement imaginable avant d’y être
confronté ? C’est un peu comme gagner 15 millions finalement. On y pense
de loin mais on ne sait jamais à quoi ça ressemble vraiment.
Je
marchai des heures durant. Il faisait étonnamment beau pour un mois de janvier.
Le soleil brillait sur les toits de ma ville adorée. L’air était frais. Un
vrai temps à ski me dis-je. Pourrais-je seulement y goûter à nouveau? Et à
tout le reste. À tout ce qui constitue la Vie finalement. Aurais-je la force de
me battre alors que le match était perdu d’avance? Et Lise, et les
enfants ? Comment accepteraient-ils cette déchéance future ? Moi
leur père depuis toujours présent, solide, à l’écoute ?
Quelle image allaient-ils garder?
Tant
de questions mêlées. Tentatives vaines, traitements interminables, espoirs déçus.
Je ne pourrais pas. Je n’aurais pas la force de regarder ma vie défiler dans
une chambre aseptisée, d’attendre désespérément que l’on me rende
visite, de lire la pitié dans les yeux de mes enfants. Il me fallait partir.
Prendre l’air. Oublier. J’emmènerais Lise. Je voulais la voir insouciante
avant que son visage s’assombrisse à jamais. Lui offrir quelques moments de
bonheur. Les derniers sans doute. J’affronterais à ma manière ce qui ne l’était
pas. Aussi millionnaire et condamné que j’étais.
On
y était. Heathrow International Airport. Lise n’avait rien vu venir.
J’avais préparé quelques affaires à la hâte, pris son passeport discrètement.
Dernier coup d’œil dans chaque pièce,
deux tours dans la serrure, destination Brisbane – Queensland – Australie.
Via Londres. J’avais choisi le plus loin ou presque. 25 heures d’avion
viendraient peut-être à bout de mes métastases m’étais-je dit.
La
rumeur de la foule se mêlait aux voix déshumanisées des haut-parleurs dans un
brouhaha incessant. De ce terminal bondé, je regardais la Vie autour de moi.
Les retrouvailles émouvantes d’une mère et ses enfants. Les adieux effondrés
de deux ados transis. Les pas empressés de « traders » de la City.
Et Lise, perdue au milieu. Que d’émotions contradictoires. Que de vie.
Je
l’aurais fait. Avant qu’il ne soit trop tard, ma Lise serait allée au bout
du monde. Je n’aurais pas de regrets le moment venu « On
aurait pu » « Si on avait
su » « Y’avait qu’à »…
Je savais plus que jamais aujourd’hui que la vie est trop courte. Et que la
fortune n’y change rien. D’ailleurs, que dit-on quand on trinque ? On
ne dit pas « Argent ».
On dit « San-té ».