Tango mi a mor   par Géraldine Gauzelin Ors

(Lire du même auteur : "Faits divers" 2004 / "En sursis 2005 ) 

 

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                San Fernando, 24 juillet, 44°C, Taux d’humidité 76%. L’odeur était écœurante, empreinte de cigare, de patchouli et de sueur. Un club de danses latinos comme n’importe quel autre du sud de l’Espagne. Une musique trop forte, des verres trop remplis, des cheveux trop gominés, des torses trop bombés et des filles beaucoup trop belles… Ma perte était assurée. J’avais atterri là comme un torero dans l’arène, fier et prêt à chasser. Paré d’une bonne demie bouteille de déodorant musqué, encore plus de parfum poivré, un costume italien difficilement conservé pendant le transport et des chaussures hors de prix, mais qui au moins me garantissaient le confort mis a l’épreuve par les tangos, paso et autres rythmes endiablés. Mon chapeau bien enfoncé, un Roméo et Juliette dans une main et verre de whisky difficilement buvable dans l’autre, je goûtais aux joies de la phase d’observation. Première phase de la chasse… Le choix d’une proie… La plus belle de toute, j’adorais ce sentiment enivrant de pouvoir, face à la jalousie des autres hommes. Et puis elle avait fait son entrée. Une robe rouge aussi échancrée qu’indécente ! Des cheveux noirs relevés en chignon qui auraient fait pâlir le simple mot « parfait » s’il avait été prononcé. La belle de Cadix à seulement quelques kilomètres de la célèbre ville. Mon cœur avait complètement décroché de ma poitrine pour aller danser la rumba sur la piste et ma salive s’était tellement raréfiée dans ma bouche que le désert de Gobie tout entier n’aurait pas été plus difficile a déglutir. Une danseuse de tango… Plus brûlante que le sable de la plage de Cancun en été, plus rayonnante que les premiers rayons de soleil quand le printemps revient après son interminable absence. Elle m’avait manqué toute ma vie alors que je n’avais pas encore le plaisir exquis de la connaître. J’avais sûrement dû la rêver réalité… Elle portait un parfum aussi excessif qu’elle, mes sens en étaient bousculés, chavirés, à la limite du mal de mer, j’en étais ivre. Pas de ces odeurs de pacotilles des mistinguettes parisiennes, clinquantes au possible que portent les vagues brouillards des fantasmes à peine consommés déjà oubliés, mais une odeur pénétrante qui s’insinue dans vos pores et se glisse au plus profond de votre mémoire. Tout à coup, une détonation, mon souffle court, son rire résonnant, m’éclaboussant… que dis-je m’irradiant de bonheur de toute sa puissance.

Dans l’arène je m’appliquais aux passes de muleta pour que vienne l’estocade dans l’acclamation de toute l’Andalousie. Je sentais presque le sable glisser sous mes pieds et le danger chaque fois que son corps me frôlait. Quelques voltes, quelques verres et plus d’un regard de braise échangés plus tard, elle dansait dans mes draps jaunes. La lumière du petit matin âpre et rouge comme le pays, comme la fille, me laissait des envies d'encore.

Chaque jour près d’elle fut loin d’être magique. Une féerie dans laquelle la belle au bois dormant aurait été une tigresse prête à bondir pour un oui, un non ou encore un regard dirigé vers une autre fille. Une jalousie maladive et une fierté démesurée qui grandissait à la mesure battue par les rythmes suaves sur lesquels nous dansions chaque soir. Notre relation eut été presque écrite dans la tradition espagnole si seulement j’avais été un homme. Si autrefois il était de coutume que seuls les hommes avaient le droit de danser le tango entre eux, nous avions bien bouleversé les ancestrales traditions au risque de choquer. Mais rien ne pouvait plus choquer que la provocation permanente de cette fille aussi belle qu’exubérante. Dans un coup de folie elle abandonna sa terre natale et la chaleur andalouse pour partager mon existence. J’aimais cette unique femme plus que Don Juan toutes ses conquêtes. Elle riait chaque jour, m’enivrait à force de tourbillonner autour de moi, je n’avais pas réussi à reprendre une vie parisienne normale. Je sortais de plus en plus, de ce fait je travaillais de moins en moins. Nous vivions de la folle passion qui nous liait. De plus en plus excessive, de plus en plus possessive, à la limite de la folie… Nous buvions du matin au soir et inversement, dansions sans arrêt et faisions l’amour aux quatre coins de Paris : la grande dame triste égayée par nos ébats. Elle coulait si fort dans mes veines que mon cœur était en infarctus permanent. Mon amour était vampirique, je me rechargeais de ses rires, de ses larmes subites, de ses exubérances, de sa folle jalousie et de ses griffes plantées dans ma peau. Je buvais à même son sang chaud ma drogue si salvatrice…

Nous dansions dans les clubs, nous dansions dans les rues à l’orée de la fumée des meilleurs cubains. Sans répit elle m’envahissait. Sa violence cognait de plus en plus fracassante comme une migraine incurable. Tout y passait. Assiettes. Vases. Elle hurlait, giflait, griffait puis tout recommençait. Elle me submergeait de tant d’amour et de douleur à la fois.

Et trois petit tours et puis s’en va. Elle s’en alla comme elle était venue… Coup de vent trop brutal sur le sable de l’arène. Une dispute de trop… Plus de vases, plus d’assiettes et plus de robes rouges dans la penderie. Ni une dernière étreinte, ni un dernier sourire esquissé qui aurait tenté de rassuré le taureau blessé. Comme pour dire que tout irait bien à l’enfant qui sommeille en chacun. Non. Rien. Juste le vide gigantesque laissé par son excessivité et ses éclats de rire qui résonnent encore contre les murs et se bousculent dans ma tête. Ma vie ne pouvait décidément pas continuer sans elle alors elle s’est arrêtée avec son départ. Plus de tango, salsa ou autre cha cha… Plus de passion, plus de disputes, plus d’amour, plus de vie. J’étais comme une baudruche qu’elle aurait gonflée, gonflée, gonflée et puis enfin relâchée. S’éparpillant dans un souffle avant de choir dans un coin, toute déformée. Chaque pavé de rue me ramenait dans une vague sur la trace de ces passes endiablées qui berçaient notre vie. Mais je ne dansais plus. J’errais. Ainsi, même la survie m’était devenue impossible. Poussée alors par ma famille désespérée par mon cas, je m’exilais à 5900kilomètres de chez moi. Chez moi ? Cela ne pouvait être là où elle n’était pas… Elle n’était pas plus là bas et la ville qui ne dort jamais ne m’aida pas plus à fermer l’œil. Un nouvel emploi, un nouvel appartement, de nouveaux « amis », le décor avait changé mais je demeurais terriblement seule dans l’arène. Le bleu, le gris, L’odeur du froid, on était bien loin de l’Andalousie. Cette ville a beau être le Melting Pot, je ne voyais ni rouge, ni noir, ni musc, ni patchouli dans cet énorme pot pourri jusqu'à la moelle. J’avais le mal d’un pays qui n’était pas le mien et le mal d’amour que chacun connaît si bien.

Je ne sais même plus pourquoi j’ai alors pris cette décision. Peut être cette discussion avec un inconnu aussi seul et vide que moi. « Il est si facile de regretter les choses alors qu’il est si difficile de tout tenter pour les garder ». Il avait même cité Dylan Thomas en sortant un billet de vingt dollars tout froissé pour payer son verre. « Ragez, Ragez contre la mort de la lumière ». Une vague conversation un soir tard dans un bar sans l’ombre de la fumée d’un cigare. Un vieux fou sans doute mais toujours est-il que j’étais plantée là, mon billet New York – Séville entre les mains, les yeux rivés sur la porte d’embarquement et mon cœur emballé par dix huit mille chevaux d’appréhension. Après tout qu’avais-je vraiment fait pour la retenir ? Murmurer aux quatre vents que je passerais ma vie à l’attendre ? Et dire que j’avais eu la bêtise de croire que c’était suffisant. Mais qu’ai-je construit ou détruit pour me battre de tout mon être contre cette fatalité ?

Le plus dur une fois outre atlantique c’était d’être la seule personne à ne pas être espérée. J’avais dû attendre patiemment que mon bagage veuille bien défiler avec les autres. Pourvu qu’il ne fasse pas partie des dix pour-cent de perte ! La porte de débarquement passée, je sentais l’impatience bouillir dans mes veines en même temps que le retour des sensations. Le soleil transperçait la vitre et le mélange sirupeux des parfums me montait déjà à la tête. Je ne pouvais pas m’empêcher de chercher un visage familier au milieu de la foule des parents, amis, collègues, taxis venus chercher quelqu’un. Je n’avais rien planifié de mon voyage et donc personne ne m’attendait dans cette vaste aérogare, mais la déception fut aussi grande que si j’avais été oubliée. Des éclats de voix, des annonces micro. J’étais ivre de tous les sourires, larmes, baisers, accolades et autres profusions de sentiments. Plus que la jalousie de celle que j’aimais, j’étais malade du bonheur insouciant de tous ces inconnus. La tête me tournait et je sentais la folie ma gagner insufflée par toutes les images de ces bienheureux virevoltant autour de moi comme des banderilleros. Je sentais mon souffle effréné comme celui du taureau piégé, seul face à son destin. Je retrouvais à l’extérieur la moiteur et le brouhaha andalous. Je rangeais mon manteau et me calais au fond de la banquette arrière d’un taxi dont j’allais faire la fortune.

Ma chemise blanche qui contrastait avec celle hawaïenne du chauffeur me collait à la peau, de transpiration. Le vague air que crachotaient les haut-parleurs de la vieille BMW m’emportait déjà dans un tango infernal. Je n’avais rien oublié.

La note du taxi, aussi exorbitante que la dette du Tiers Monde, réglée, je prenais possession de mes quartiers dans un petit hôtel de

San Fernando. 17 Février, 27°C, taux d’humidité 38%.

Je commençais ma quête par son club préféré… El Gato Negro… Je sortais une pochette d’allumettes à moitié écrasée de la poche de mon pantalon noir. La moiteur était pesante. Je grattais nerveusement trois allumettes aussi humides que le fond de ma poche avant que la tête d’une d’entre elles ne s’embrase, et allumais consciencieusement mon Romeo y Julieta tout frais comme on allume un cierge à l’église. Retour aux sources. Pèlerinage au cœur des saveurs, notes de caramel dans ses feuilles de tabac, je reprenais mes marques et rejoignais la piste pourvue d’une cavalière. Je ne l’aperçus donc pas entrer. Nos retrouvailles furent bien plus fougueuses que je ne l’avais imaginé. Elle se jeta sur moi toutes griffes dehors. Un tango effréné, aussi excessif qu’elle, fut le tableau du combat que nous menâmes l’une contre l’autre…

Le souffle court, la poitrine gonflée à bloc d’espoir, je lui fis face à la fin de cette belle corrida espérant au moins un mouchoir blanc. Elle saisit ma tête de ses mains fines et déposa un baiser tiède sur mes lèvres avides de ce goût si cher à mon cœur. « Rentre chez toi » murmura

t-elle, son regard de braise dans le mien. Avant de disparaître dans les bras d’un bel étalon portoricain sur les lèvres duquel elle fondit. Je n’eus donc ni l’oreille, ni la queue ! Le taureau venait de m’encorner, moi, le plus grand des toreros ! Mon sang s’échappait par la plaie béante et la vie me fuyait tâchant de pourpre mon habit de lumière. Normalement, c’est à cet instant que les masques à oxygène tombent. Son baiser me brûlait encore. Je redevenais le spectre de moi-même en regardant s’éloigner la cambrure si latine de sa chute de reins que j’avais parcourue tant de fois et qui aujourd’hui appartenait à un autre.

Après de longues heures vides de sens, de retour à la case départ, j’entendis enfin comme un ultime soulagement, le bruit si familier de ma clé qui tourne dans la serrure. Ce son reconnaissable entre mille qui sonne le glas de vos souffrances et vous laisse pousser la porte de chez vous. Porte qui se referma sur mon tombeau de sûreté et de routine quotidienne.

Mon répondeur affichait trois nouveaux messages. C’est toujours lorsque vous êtes absent que les gens s’obstinent à vouloir vous joindre. Après les quelques premiers mots d’une ex conquête dont la simple prononciation du prénom me donnait la nausée, j’enfonçais la touche d’effacement sans me préoccuper de ce qui pouvait être dit après… Je ne sus donc pas qu’un des messages était un appel d’Espagne passé peu après le décollage de mon vol long courrier. Je me tenais immobile au milieu de la pièce, j’avais beau humer un vague reste de cigare, je ne voyais plus ni rouge, ni noir, ni jaune. J’étais revenue au daltonisme

bi-chromatique du gris et du bleu. « Welcome to New York » y avait-il écrit à la sortie de JFK.

 

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