3ème prix                           Jour de fête par Jean-Pierre Chiron                                                   3ème prix

                                    (Lire du même auteur : "Seul le petit garçon..." 3ème prix 2002 / " La journée sera belle" 4ème prix 2004 / " Un été en Normandie" 2005)   

          

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Dans toutes les villes du monde, les marchés donnent la même impression, comme une figure imposée, une constante: couleurs vives, foule grouillante, cris joyeux, bonne humeur naturelle.

 

         Ce matin là rue de Jaffa, l’une des six entrées du marché Mahané Yehouva à Jérusalem, rien ne fait exception. C’est ce que se dit Mahmoud en scrutant la foule dense de ses yeux rapaces.

 

         Deux heures plus tôt à la gare, il ne se sentait pas moins nerveux en allumant sa cigarette. Il avait du s’y reprendre à deux fois en observant le cortège des passagers qui arrivaient le long des quais bondés. La présence militaire accrue  et imposante ne lui laissait pas le choix, il fallait faire vite et discrètement comme on le lui avait appris au camp d’entraînement.

 

         La voix de l’hôtesse ne l’avait pas troublée ni les différentes destinations qu’elle annonçait avec ce ton si professionnel, presque charmeur. L’échange des sacs n’avait pris que quelques secondes.

 

         Un peu plus tôt dans la matinée, il avait reçu le signal, le code alors qu’il rentrait chez lui après les habituels repérages sur cette place qui allait accueillir le marché en ce jour de fête. Il avait juste eu le temps d’ouvrir sa porte et de poser ses clefs. Trois appels, une phrase qu’il connaissait par cœur, c’était pour ce matin, onze heures.

 

         Il se sentait un peu engoncé dans ce blouson. Il avait chaud mais ne devait pas le montrer, il était trop habillé mais il devait le masquer, il avait peur mais il devait le maîtriser.

 

         Il essayait de ne pas penser, il ne fallait pas hésiter, c’était trop tard pour reculer. Hier il avait dit au revoir à sa mère et à ses sœurs lors d’une petite cérémonie. On avait pris la traditionnelle photo, celle qu’on enverrait par la suite aux journaux, aux autres membres de la famille, à sa fiancé, celle qui trônerait dans le salon au dessus du canapé.

 

         Elles avaient tant pleuré, surtout sa mère. Ses sœurs étaient trop petites encore pour comprendre le sacrifice, la guerre, le jihad. Mais prises dans cette ambiance de tristesse et de joie mêlées elles avaient compris qu’il se tramait quelque chose de nouveau, de solennel, de définitif.

 

         Tout à l’heure il sera un nouveau héros pour son peuple, quelqu’un qu’on n’oubliera pas, une personne promise au paradis.

 

 Un martyr.

 

         Et puis, il ira rejoindre son oncle Idriss qui s’était sacrifié comme il allait le faire, il y a six mois dans un bus à Tel-Aviv. Son père et son frère aussi l’attendaient là haut. Il se souvenait encore quand sa mère, incapable d’aligner deux mots, sciée par la douleur lui avait appris leur mort, tués par les soldats lors d’un contrôle d’identité qui avait mal tourné, là-bas dans son camp de réfugiés.

 

         Sa haine était née de ses jours de deuil et de douleurs, il le savait, on le lui avait tellement répété au camp.

 

         Il avait du mal à rester debout. La préparation de son sacrifice, les longues prières et la tension de ces derniers jours l’avaient épuisée. Il s’assit sur un banc de pierre qui se trouvait là en bordure d’une des travées principales du marché. De là il pouvait voir les gens passer, guetter les allées et venues des militaires, attendre la bonne heure.

        

         A quelques mètres de lui se trouvait l’étal d’un maraîcher, un vieil homme à la peau tanné par le soleil qui invectivait les passants avec humour et bonhomie, de temps à autre il lui faisait un clin d’œil après un bon mot ou le passage d’une belle femme.

 

         A peine plus loin se trouvait un jeune garçon qui devait avoir quatorze ou quinze ans. Avec une simple pompe il gonflait des ballons qu’il vendait pour trois fois rien aux enfants. De temps en temps il en offrait un à une jeune fille, à un enfant en pleurs. Parfois il les lâchait en les laissant se dégonfler, leurs courses imprévues dans le ciel si bleu faisaient toujours rire quelqu’un.

 

         Une petite fille qui ressemblait étrangement à la plus jeune de ses sœurs vint s’asseoir à côté de lui. Elle le fixait de ses immenses yeux noirs comme seuls savent le faire les enfants, sans honte ni pudeur. Il détourna le regard refoulant toutes les images qui tentaient d’affluer en lui tels des rais de lumière et de vie.

 

         Il regarda sa montre, encore un quart d’heure à attendre. Cela lui parut une éternité. Il essuya son front qui perlait de gouttes de sueurs et continua à observer la foule bigarrée.

 

         Un couple d’amoureux adossé à un arbre s’embrassait goulûment, indifférent aux regards réprobateurs ou envieux des passants. Il n’avait jamais connu l’amour encore, cette pensée l’attrista mais il repoussa cette pulsion de vie, avec difficulté cette fois.

 

         La petite fille assise à côté de lui continuait à le regarder. Ses yeux encore remplis de résidus d’enfance le torturaient. Il devait échapper à ce regard effronté, c’était sans doute l’ultime épreuve que lui envoyait Dieu pour tester sa capacité à surpasser la douleur humaine et la compassion. Il devait prouver aux siens et au regard du monde qu’il avait l’envergure.

 

         Derrière ses pyramides d’agrumes, le marchand de fruits et légumes continuait son manège. Dissimulé par ses monticules d’oranges et d’or, il souriait toujours à ce jeune homme assis sur un banc près d’une petite fille qui semblait subjuguée par  sa grave beauté. Mais il n’arrivait pas à capter son regard, son attention, il semblait ailleurs, observant sans doute les amoureux qui continuaient à flirter contre l’oranger qui n’en demandait pas tant.

 

         Le jeune garçon aux ballons multicolores poursuivait sa danse aérienne. Il participait au même titre que le vieil homme à la coloration du marché qui battait son plein maintenant. Dans quelques minutes il serait onze heures et la foule semblait grossir et s’épaissir au fur et à mesure qu’approchait la fin de la matinée.

 

         Imperceptiblement, sans qu’il s’en rende compte, la petite fille  posa sa main sur la cuisse du jeune homme. La paume ouverte vers le ciel, dans un geste d’invite, elle voulait lui donner la main. C’était un geste d’enfant sans conséquence ni malice, simplement la recherche d’un contact avec un autre enfant un peu plus grand, un grand frère, un camarade de jeu.

 

         Quand il s’en rendit compte Mahmoud sursauta presque. Maîtrisant avec peine sa surprise et son émoi, une bouffée de chaleur l’envahit.

 

 Il ferma les yeux quelques secondes et se concentra à l’extrême pour maîtrise la nausée qui montait en lui comme une vague de dégoût.

 

  Il prit alors la petite main dans la sienne et sourit à la fillette qui éclata de rire. Cet éclat de bonheur fit se retourner plusieurs personnes qui se laissèrent émouvoir par cette scène pleine de tendresse, un frère et une sœur qui attendaient leur mère, sans doute, heureux du repas à venir et de ce beau temps qui planait sur Jérusalem depuis plusieurs semaines.

 

Chacun espérait le retour au calme, à une vie simple de labeurs et de joies. Une ville que l’on partagerait sans haine ni violence.

 

La paix enfin.   

 

 

Quelques instants après s’être perdus dans les yeux immenses de la petite fille, Mahmoud lui lâcha la main très doucement et remonta la manche de sa chemise, il était onze moins deux minutes.

 

Alors que les battements de son cœur tapaient à tout rompre tels d’immenses marteaux sur des enclumes rougissantes, son regard fit le tour de la place avec un calme apparent trompeur.

 

Hormis l’absence momentanée de militaires, ce qui le frappa le plus était l’immense fouillis de couleurs qui recouvrait le marché. Il avait conscience qu’une des dernières visions qu’il aurait de ce monde serait un immense camaïeu de couleurs vives. Comme si Dieu, encore lui, voulait lui rappeler que son geste était bel et bien un sacrifice, le renoncement à un univers injuste mais terriblement beau.

 

Le marchand de quatre saisons, toujours attentif, parvint à capter son regard quelques instants et lui envoya dans un geste amical et surprenant une superbe orange qu’il attrapa au vol.

 

La petite fille admirative de tant d’agilité grimpa sur ses genoux pour s’en saisir. Il la lui laissa sans résistance, l’esprit tendu vers son objectif dont il n’était plus séparé que par une poignée de secondes.

Elle se laissa aller contre son torse qu’elle trouva curieusement inconfortable et commença à éplucher l’orange. 

 

Le couple d’amoureux avait cessé pour un instant la séance de baisers, ils étaient désormais face à lui, la jeune fille contre la poitrine du garçon qui était adossé à l’oranger. Ils admiraient eux aussi la beauté du marché, pleins d’une confiance en l’avenir que Mahmoud trouva écœurante.

 

Une ultime fois il regarda sa montre. Il serait onze heures dans une quinzaine de secondes.

 

Il réalisa alors avec un calme surprenant qu’il était en train de vivre les derniers instants de sa courte existence. Il avait eu vingt et un ans la semaine dernière.

 

Pour la dernière fois ses yeux firent le tour des personnes qui l’entouraient. Deux militaires patrouillaient à une vingtaine de mètres, ils venaient dans sa direction, il allait attendre patiemment qu’ils soient à sa hauteur.

 

 

Le marchand en face lui sourit à nouveau, il avait du mal à comprendre sa sollicitude, son désintéressement. N’avait-il jamais été malheureux ?

 

La jeune fille amoureuse lui souriait également, elle avait l’air si heureuse. Son jeune fiancé lui susurra quelque chose à l’oreille et son rire cristallin s’envola jusqu’à la cime de l’arbre. Les oranges les plus hautes semblaient se pencher imperceptiblement pour profiter de ce dernier instant de bonheur fugace et simple.

 

Puis, alors que les deux jeunes militaires arrivaient à la hauteur de son banc, il passa sa main gauche dans les cheveux de la petite fille qui dégustait l’orange, les joues pleines de larmes sucrées. Sa main droite trouva un passage entre son blouson et la ceinture qui le tenaillait si fort maintenant. Il mit quelques secondes à trouver l’interrupteur et attendit encore un instant.

 

 

Le vieil homme le regardait à nouveau mais son regard avait perdu toute bonté, sa bouche s’ouvrait imperceptiblement.

 

La jeune fille le fixait, des larmes de bonheur ou de terreur dans les yeux.

 

Un nouveau ballon, rouge sang cette fois, s’envola dans un bruit de succion étrange.

 

Un des militaires sembla s’intéresser à lui plus que de raison.

 

Quand la petite fille lui attrapa la main qui caressait ses cheveux pour y déposer un baiser, il ferma les yeux et appuya sur le détonateur.

 

 

Dans toutes les villes du monde, les marchés donnent la même impression, comme une figure imposée, une constante: couleurs vives, foule grouillante, cris joyeux, bonne humeur naturelle.

 

 

 

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