Hommage (sur le thème 2004)
par Christian Malosse
(Lire aussi "Aux conjoints du monde entier" et
"Le stérilet de Mattieu" 5ème prix 2003)
Retour "aux frontières du concours"
7
décembre 2003 :
terrain de Corbas.
Il
fait gris. La pluie tombée en abondance ces derniers jours a enfin cessé.
L’humidité
remonte en masse et la couverture nuageuse crée une chape grise, compacte.
Dans
le hangar, je commence patiemment la préparation de l’avion. Il est midi.
Les
portes grandes ouvertes laisse apparaître l’abri des planeurs à l’autre
bout du terrain.
Ils
ne voleront pas aujourd’hui, pas plus que les parachutistes : pas assez
de plafond.
Aidé
d’un autre pilote, je sors l’appareil, un « DR 400 », sur le
tarmac : le voilà au jour. Ses ailes blanches à bords bleus pirate sont
prêtes à m’emmener, à me hisser une nouvelle fois dans ce ciel qui ne nous
appartient pas. Il est aux oiseaux ; nous ne sommes que les locataires de
cette immensité et le loyer est souvent chèrement payé…
La
préparation se poursuit avec le tour de l’avion : vérifications méticuleuses
de tout ce qui est visible au sol. Si ça ne tient pas maintenant, pas question
de décoller.
Puis
freins serrés, je tourne l’hélice à la main : 1, 2, 3…8 pales pour
brasser l’huile dans les cylindres car il fait froid (+
Je
m’assois dans l’avion. Aujourd’hui je suis seul, les trois autres places
sont vides : ma femme et mes filles sont restées à la maison. Qu’importe, Il
est là.
Les
gestes sont précis et habituels : boutons, manettes, démarrage…Une 1ère
fois pour rien.
L’avion
tousse mais veut prendre son temps. Attente de la pompe électrique qui reprend,
un peu de gaz et ça y est il tourne. Stabilisation du compte-tours, autres
boutons et manettes, il chauffe doucement.
Microphone,
radio, visuel sur le trafic en cours, roulage au pas vers la piste décollage
face au nord. Sa présence se fait
sentir. Je ne lui parle pas. Où est-il précisément ? Peut-être en place
droite : celle du moniteur quand on apprend.
11
septembre 1980 :
terrain de Corbas le jour du lâcher.
Ce
jour est unique pour tous les pilotes : c’est celui où nous volons tout
seul pour la 1ère fois.
Cela
s’apparente au permis de conduire quand on prend la voiture des parents sans
eux.
Mais
là, on vole depuis…quelques heures seulement, entre 5 et 10 en général,
avec le moniteur apprenant, corrigeant, demandant, râlant, nous faisant mouiller
la chemise et ce n’est pas une simple expression !
Et
puis, il annonce : OK, tu me ramènes au parking et tu repars tout seul …
Enfin !
L’avion
roule vers la piste et il n’y a personne à sa droite. C’est moi, moi seul
et…Lui.
On
arrive en bout de piste, dernières vérifications, alignement, plein gaz et décollage.
Montée,
rentrée des volets, virage, maintien de l’altitude, préparation à
l’atterrissage, radio, virages, descente, alignement sur la piste droit devant
soi avec 2 crans de volets, posé « en douceur », enfin le mieux
possible à ce stade de l’apprentissage et retour au parking sous l’œil
attentif, amusé et fier du moniteur.
L’émotion
passée remplie de joie et d’adrénaline, la question vient alors à
l’esprit : j’ai fait ça tout seul ? Eh bien non, pas vraiment. Lui,
Il était avec toi.
Qui ?
Ce pilote qui t’a accompagné. Il est mort depuis quand ? Quelle
importance ! A partir d’aujourd’hui, Il
veillera sur toi, aussi souvent que
tu l’écouteras au fond de toi. Tu sais la petite lumière, l’impression,
l’instinct, le fait de dire non quand le doute est trop grand.
Tout
ça, c’est lui : son expérience et sa vue extérieure vont t’aider.
7
décembre 2003 :
Il est toujours là.
Tu
m’accompagnes, j’essaie de t’écouter, tu m’aides dans les situations délicates.
« Merci. »
J’arrive
en bout de piste : essais moteur, dernières vérifications, tout est prêt.
L’autre
avion qui tourne arrive pour se poser puis redécolle. Un moniteur apprend à
son élève.
Alignement
sur la piste, plein gaz 180 cv rugissent, c’est parti.
Montée,
virages…je dégage le tour de piste pour ne pas gêner l’autre appareil,
direction Givors.
Je
regarde sur ma droite, la place est vide et pourtant…
« Salut,
quel temps ! Plafond bas à moins de
Je
suis bien. Le cœur bat calmement, l’esprit est reposé, le cerveau décompresse.
Direction
Vienne et son théâtre antique puis le péage de Roussillon.
Le
moteur ronronne, je pilote « aux fesses » bien calé dans mon siège
pour tout ressentir ; l’avion et moi ne faisons plus qu’un. Il est
mieux qu’une machine, il est mes ailes, celles que mon père n’a plus pour
raison de santé et que tant d’autres ont perdu pour n’avoir pas écouté
leur ange gardien ce jour-là.
7
décembre 1941 :
Pearl
Harbour, un havre de paix dans le Pacifique ; une grande partie de la
flotte américaine est au mouillage dans la baie. La marine se repose, il est
dimanche.
Quelques
heures plus tôt en plein océan, la marine japonaise s’apprête à lancer la
plus grande offensive aéronavale de son histoire.
Les
pilotes décollent des porte-avions, se regroupent et se dirigent vers l’est.
7
décembre 2003 :
Retour vers Corbas, je survole Vienne en évitant l’hôpital et passe les collines pour rejoindre la piste.
Radio,
l’autre appareil s’est posé, j’ai tout le terrain pour moi.
Concentré
sur l’atterrissage, j’effectue tous les préparatifs, attention le terrain
est gras. Je m’en suis rendu compte pendant les essais moteur avant le décollage :
plein gaz et freins serrés l’avion avançait !
Touché
des roues, remise des gaz pour refaire un tour puis un deuxième.
7
décembre 1941 :
L’enfer
s’est déchaîné sur Pearl Harbour. Les vagues successives des avions
japonais font des dégâts énormes tant sur mer que sur terre. La riposte américaine
fera peu de victimes japonaises : moins de 30 pilotes. Les américains
perdront des milliers de marins et une poignée de pilotes qui ont
courageusement décollé pour tenter de s’opposer à l’attaque.
7
décembre 2003 :
L’avion roule tranquillement sur la piste maintenant, je la libère et reviens au parking.
Il
ne dit rien. Il doit sourire, c’était
un vol tranquille.
J’arrête
le moteur et tous les contacts. La verrière ouverte, Il me laisse jusqu’au prochain vol. « On se revoit bientôt, merci pour la ballade. »
Finalement bien peu de mots pour 40 minutes passées ensemble et pourtant tout ce que j’ai à te dire est là.
7
décembre 1941 :
A
Pearl Harbour, tout est consommé. L’Amérique vient d’entrer en guerre.
Des
milliers de pilotes mourront pour leur pays respectif comme dans toutes les
guerres aériennes depuis 1914.
7
décembre 2003 :
Lyon 21h00.
Les filles sont couchées, nous pouvons nous relaxer.
Rien
de terrible ce soir à la télé ? Une cassette ferait du bien.
Sans
avoir réfléchi à la date, je mets le film « Pearl Harbour » sorti
il y a 2 ans.
Beaux
héros, belles héroïnes, beaux avions…
Il
est là ? Aurais-tu influencé mon choix ?
Alors,
dis-moi : qui es-tu ? Japonais, Américain ?
Je
n’en saurai pas plus, tu restes silencieux ami.
« Pendant
les vacances de Noël, j’ai promis aux filles de les emmener faire un tour
d’avion mais tu le sais déjà ! »
1941
– 2003 :
62 ans après Pearl Harbour, 62 comme l’année de ma naissance, il est des coïncidences…