1er prix Vendanges tardives par Jean-Pierre Chiron 1er prix |
(Lire du même auteur : "Seul le petit garçon..." 3ème prix 2002 / " La journée sera belle" 4ème prix 2004 / " Un été en Normandie" 2005 / "Jour de fête" 3ème prix 2006 )
Les
trois dernières marches de l’escalier viennent de craquer. Madeleine cesse de
lire quelques secondes puis pose ses lunettes sur son journal. Elle
s’approche de la porte d’entrée aussi vite que ses vieilles jambes
le lui permettent.
Elle
se hisse sur la pointe des pieds et soulève l’œilleton le plus
silencieusement possible. Il est là avec une nouvelle conquête. Encore.
Celle-ci est beaucoup plus vulgaire que la précédente, une décolorée maquillée
comme une voiture volée. De toute manière pour le temps qu’il lui reste à
vivre…
Son
rire enroué et sonore trahit les effets de l’alcool et du tabac blond. Beau
garçon comme il est il n’a pourtant pas besoin de chasser sur ces terres
indignes.
Galant
comme à l’accoutumée, il s’efface pour la laisser entrer, il n’en sera
pas de même pour la sortie.
Elle
sait qu’elle a quelques heures devant elle. Elle peut terminer son journal
tranquillement, mettre le thermostat du four sur cinq et regarder un peu la télévision
avec le son au minimum. Le loquet de la porte la préviendra.
Comme
cela semble durer un peu plus que d’habitude, elle ouvre son cahier à petits
carreaux pour mettre à jour son journal. C’est la quatrième femme qu’il amène
chez lui. La première visite date déjà de deux mois. Comme le temps passe
vite. Il faut dire qu’entre les allers retours, le cahier à tenir et les
longues veilles derrière le judas elle n’a plus une minute à elle.
Heureusement
qu’il fait toujours cela en fin de soirée. Cela lui laisse un peu de temps
libre. Pas besoin d’être là ni de faire le guet pour rien.
Ils
l’ont bien dit aux informations. Le profil des femmes qui disparaissent est
toujours le même : entre vingt et trente-cinq ans, célibataire et plutôt
indépendante. Elle se demande bien ce qu’il peut en faire. Tout ce qu’elle
sait c’est qu’il met à peu près une heure entre le moment où il les emmène
et celui où il rentre.
Il
faudra qu’elle fasse bien attention tout à l’heure parce que la dernière
fois il a regardé en direction de sa porte pendant quelques secondes. Peut être
avait-il entendu un léger craquement. Il a fallu qu’elle retienne son souffle
malgré le sang qui battait dans ses veines comme des marteaux sur une enclume.
Il
a un regard inquiétant. Des yeux noirs qui vous détaillent à cru et qui
semble lire en vous comme dans un livre ouvert.
Heureusement
elle n’a pas bougé, accrochée à son judas qu’elle n’a pas osé refermer
par peur d’être entendue. Comme elle reste dans le noir pour le regarder il
ne risque pas de la remarquer. Elle l’espère en tout cas.
Le
bruit sourd contre la cloison la fait sursauter. Cela fait une petite rature sur
son cahier, elle se souviendra de sa signification…Elle connaît bien ce son désormais.
Elle imagine son corps qui s’écroule, son regard qui ne comprend pas, le sang
qui coule peut être.
Maintenant
ça redevient intéressant. Elle s’installe derrière le judas comme on va au
spectacle. Impatiente et attentive, elle connaît déjà un peu le cérémonial.
Une dizaine de minutes qui lui semble une éternité lui permettent de passer en
revue les trois femmes précédentes. Il y a d’abord eu la jolie brune très
élégante, celle qui l’a attirée avec le claquement de ses talons hauts. La
deuxième, brune aussi mais beaucoup plus commune, presque fade. Enfin il y a eu
la blonde à la crinière de lionne. C’est elle qui lui a donné le plus de
mal, ce soir là, la cloison a raisonné au moins trois fois et puis cette voix
de crécelle qui crissait comme un ongle sur un tableau noir, elle s’en
souvient bien.
Le
bruit de la porte qu’on déverrouille la ramène au présent. C’est un homme
qui a ses habitudes, elle le constate à chaque fois. Toujours cette épaule
gauche sur laquelle il les pose afin de refermer la porte avec sa main droite.
Un tour de clé et le voilà qui disparaît de son champ de vision. Elle entend
encore pendant quelques secondes le crissement du plastique dans lequel il les
enveloppe comme un rouleau de dernier printemps et son pas, lourd maintenant,
dans l’escalier.
Il
ne reviendra pas avant une heure. Cela lui laisse encore du temps pour compléter
son journal.
Cet
homme a rendu à sa vie un intérêt qui n’existait plus depuis de nombreuses
années. Tout ce temps à vivre seule avec sa télé. Sans visite, sans attente,
sans imprévu. Ce nouveau voisin installé depuis trois mois est une aubaine.
Comme une vendange tardive avec laquelle on fait les meilleurs vins et qui rend
les grains de raisins inestimables juste avant leur pourrissement, elle se sent
utile et attend désormais chaque matin comme une nouvelle aventure, un épisode
de plus.
L’odeur
du chocolat la ramène à la réalité. Il est temps de sortir le gâteau du
four sinon il sera trop cuit et elle n’aura pas le temps de le déposer avant
son retour.
Elle
adore ce moment où il le découvre enveloppé dans le papier aluminium, posé
à même le sol juste devant son paillasson. D’abord il y a cette surprise
jamais démentie comme si la dépose du cadavre lui faisait oublier le rituel
sucré, puis ce regard qu’il pose toujours en direction de chez elle.
Interrogatif et suspicieux il ne sait pas si cela vient d’elle ou de
quelqu’un d’autre, en tout cas il sait que quelqu’un sait et cela est délicieusement
grisant.
Alors,
résigné il ramasse le paquet et rentre chez lui lentement. Elle ne
l’entendra plus jusqu’au lendemain.
Le
journal télévisé ne dit jamais la vérité ou alors très approximativement.
D’abord elle a beaucoup de mal à reconnaître la femme d’hier sur la photo
présentée par le journaliste. Ensuite elle n’est pas du tout d’accord avec
le reporter quand il établit le profil du tueur. Il n’a vraiment pas l’air
d’un pervers ni d’un sadique. Elle l’a toujours trouvé élégant et poli.
Il lui a tenu la porte plusieurs fois et ne manque jamais de lui demander de ses
nouvelles. C’est plus compliqué que ça, ils ne peuvent pas comprendre,
c’est ce qu’elle pense en tout cas.
Maintenant
elle sait qu’elle a du temps avant la suite, en général une quinzaine de
jours entre deux femmes. Il faut bien lui laisser le temps de les trouver puis
de les charmer. Pour ça il n’a pas l’air d’avoir trop de mal.
Elle
peut donc éplucher les journaux, découper les articles et les coller dans le
petit cahier. C’est un travail qu’elle adore, découper, classer, trier,
coller, lire et relire encore. Et puis faire ses commentaires, rétablir la vérité,
sa vérité.
Trois
jours ont passé et elle ne l’a pas revu. Ce doit être épuisant de se débarrasser
de ces femmes. Elle suppose qu’il doit dormir des jours entiers, qu’il récupère
comme une sorte de tueur de haut niveau qui entretient sa forme et qui se prépare
pour la suite de la compétition.
Elle
ne peut pas non plus passer tout son temps derrière son judas. Comme il n’a
pas d’horaires, il sort la nuit tard ou quand elle n’est pas là. Mais là
c’est un peu long pour elle. Alors elle fait le va-et-vient entre sa porte et
sa fenêtre au cas où il serait sorti. Elle ne voit plus le temps passer.
Et
là ça y est, elle l’aperçoit au bout de la rue. Elle a juste le temps de
passer sa vieille veste en laine, de prendre son panier et elle descend
l’escalier. Si elle ne va pas trop vite elle devrait le croiser juste à la
porte d’entrée, en bas.
Il
est là juste derrière la porte. Elle ralentit son pas et essaie de calmer sa
respiration, elle est essoufflée comme une jeune fille. Il lui ouvre la porte
et lui sourit timidement, il a l’air tellement gentil. Ce qu’elle aime
par-dessus tout c’est son parfum. Une odeur ambrée un peu forte mais pas
trop. Elle en profite autant qu’elle peut quand elle se tourne face à lui
pour lui rendre son sourire et lui dire bonjour.
Ensuite
elle n’a plus qu’à sortir dans
la rue. Maintenant qu’elle est dehors, autant aller faire quelques courses.
C’est passé si vite.
Une
semaine maintenant depuis la dernière fille. Plus rien dans les journaux ni à
la télé. Elle ne sait pas ce que ça veut dire. Si on l’oublie tant mieux il
ne tardera pas à ramener une nouvelle femme, il lui reste tant de pages dans
son cahier…
Quel
bruit ce matin sur le palier ! Ce n’est pourtant pas dans ses habitudes,
il est tellement discret.
Madeleine
se précipite derrière son judas et comprend vite. Cinq hommes jeunes et à
l’allure sportive l’extirpent de chez lui. Vêtus en jeans et blousons,
seuls leurs brassards fluo de la police les distinguent du commun des mortels.
Il a beau protester, elle sent bien qu’il est vaincu. Le regard bas et la démarche
lourde comme dans un manteau mouillé il se laisse dériver vers l’escalier,
les mains attachées dans le dos, il
disparaît de sa vue.
Quarante-huit
heures sont passées comme un hiver. Elle sait qu’une garde à vue n’excède
pas cette durée, ils le disent suffisamment dans les feuilletons. Il devrait être
rentré.
Elle
ne tient pas en place. Quatorze pas entre la fenêtre et la porte. Elle connaît
par cœur cette distance qu’elle pourrait faire les yeux fermés. Sa vie tient
entre ces deux extrémités désormais. Rien d’autre ne compte : est-il
sorti ? Va-t-il rentrer ? Dort-il encore ?
Et
ça y est. Elle reconnaît son pas sur les deux dernières marches. Lent mais léger,
presque un enfant.
Il
sort ses clés et s’apprête à ouvrir sa porte quand il suspend son geste et
se retourne doucement. Il reste immobile quelques secondes puis s’approche
lentement de chez elle. Dans le judas il grossit démesurément comme un poisson
dans un bocal. Puis il frappe discrètement, trois petits coups légers qui résonnent
contre son front et vibrent jusqu’à ses pieds nus.
Alors
elle ouvre la porte sans se presser comme pour un rendez-vous attendu. Elle le
regarde émue mais confiante. Il la fixe impassible, elle ne peut rien lire sur
son visage. Puis comme dans un murmure il dit :
-
Je peux vous déranger un instant ?
Sans
un mot elle l’invite à entrer. Il avance dans le petit couloir sombre et pénètre
dans le salon. Ses yeux font le tour de sa pièce puis il s’assoit au bout du
canapé. Le silence règne en maître et Madeleine ne sait comment le briser.
-
Je voulais vous remercier…pour le
témoignage…pourquoi avez-vous fait ça ?
-
Je vous en prie, ce n’est rien.
Vous voulez une tasse de café ?
Il
accepte d’un simple hochement de tête. Il a l’air si fatigué. Une barbe de
deux jours lui dévore les joues.
-
C’est grâce à vous que je suis
libre vous savez. Vous êtes mon seul alibi pour ces quatre…soirs.
-
Je sais ne vous inquiétez pas. Ils
ont été très gentils au commissariat, ça n’a pas posé de problème.
Elle
sort deux tasses à café en porcelaine blanche cerclées d’or.
Un sourire timide illumine son visage quand elle aperçoit son petit
cahier sur son fauteuil. Elle a tant de pages à noircir encore.
-
Vous savez. Je ne recommencerai
plus, je…
-
Vous voulez un peu de gâteau au
chocolat ? Je crois que vous l’aimez bien…